Compte renduSommes-nous dans le fascisme ? (Partie 1)

Le mercredi 11 juin au Toï Toï le Zinc, Le Comité de quartier (CDQ) de Villeurbanne a organisé une Conférence-débat autour de la question « Sommes-nous dans le fascisme ? » en faisant dialoguer des personnes ayant travaillé sur la question du fascisme à partir des résultats d’une session d’auto-formation organisée le 18 mai autour de la même question. Voici quelques extraits du compte rendu initialement publié sur Rebellyon.

La conférence-débat démarre par la présentation d’une bonne partie des arguments relevés le 18 mai qui confortent l’idée que nous serions « dans le fascisme » : dissolutions d’organisations antiracistes ou antifascistes, stigmatisation de certaines actions de soutiens, volonté pour l’État d’échapper aux impératifs de transparence (vente d’armes) et répression touchant les journalistes, interdictions de manifestations et volonté de prévenir, par la peur, de possibles manifestations. La première question posée est de savoir dans quelles mesures ces pratiques peuvent-elles rappeler un modus operandi des régimes fascistes ?

La première réponse apportée l’est par VISA69 qui rappelle qu’un point semble avoir été éludé le 18 mai, à savoir la répression qui frappe le monde du travail, et plus précisément l’action des syndicats. Bien que n’étant pas propre au fascisme, celle-ci est en augmentation depuis plusieurs années en France et se manifeste par des licenciements de délégués ou de convocations policières et judiciaires pour des prises de position. La camarade syndicaliste rappelle que l’objectif de cette répression est de « faire peur » afin de prévenir l’action collective syndicale qui demeure un levier très puissant face à l’extrême droite.

Les limites de l’analogie historique et les trois dimensions du fascisme
Antoine Dubiau considère que cette façon de chercher des « formes fascistes » aux pratiques contemporaines peut nous « brider » dans notre réflexion et notre observation. Il rappelle que le fascisme ne se reproduira pas à l’identique et qu’il est nécessaire d’observer les transformations qui s’opèrent, notamment dans le domaine de la répression. En effet, en un siècle, celle-ci a évolué conjointement avec le tissu social ; il faut également prendre en considération le développement des moyens de répression et de surveillance de l’État. Il insiste donc sur un rejet de l’analogie historique quand il s’agit de penser le fascisme contemporain. Il insiste également sur le fait de ne pas se limiter à l’observation de la pratique du pouvoir, mais également à se pencher sur l’idéologie qui définit aussi le fascisme : « un projet de régénération nationale, culturelle, identitaire ». Une troisième dimension du fascisme est incarnée et portée par une nébuleuse d’organisations qui défendent cette idéologie. Il soulève également le fait que, concernant les gouvernements, on observe une dynamique-force économique qui pousse leur exercice du pouvoir vers la droite, sans que cela ne résulte d’une idéologie fasciste, vue alors comme un « pire » porté par les organisations d’extrême droite.

La répression de l’État et les groupuscules fascistes
Erwan approfondit la réponse en développant sur cette troisième dimension du fascisme, à savoir ce « petit milieu » (entre 3000 et 4000 individus) des groupuscules d’extrême droite qu’il étudie. Les logiques qui les animent sont autres que celles de l’extrême droite habituelle. Il ne faut pas se focaliser sur ces personnes dont un certain nombre se revendique en interne comme « fascistes » « néo-fascistes » ou « nationalistes révolutionnaires ». Il souligne que ces organisations ont un rapport différent à la manifestation ainsi qu’à une police qui ne les inquiète qu’assez peu. Mais bien que des liens puissent être liés avec l’État (exemple récent avec Retailleau et Nemesis), on a du côté de l’État une crainte de cette radicalité, d’où les nombreuses dissolutions sous Macron. On observe d’ailleurs que les salves de dissolutions englobent à chaque fois des organisations de droite et de gauche, ce qui permet de renforcer cette image de neutralité du gouvernement et également de médiatiser ce « pire ».

Un processus de fascisation
Lumi revient pour sa part sur la violence de l’État, que ce soit lors des manifestations, dans les quartiers populaires ou à l’Outre-mer (Kanaky). Par sa remise en cause de l’État de droit, Retailleau est emblématique d’un pouvoir qui semble décidé à passer en force et ne pas écouter le peuple. Ainsi, il serait plus approprié de parler de processus de fascisation en cours. La direction prise par l’État se manifeste notamment par la hiérarchisation des personnes, notamment sur des critères racistes, et l’application d’un « darwinisme social » qui semble s’accorder avec le néolibéralisme pour considérer que les inégalités sont naturelles. On trouve ici un point de convergence avec l’idéologie d’extrême droite. L’autre point qu’elle soulève est la criminalisation de la gauche, qui s’est manifestée par des demandes de dissolution de la France insoumise (LFI), ce qui traduit une atmosphère dangereuse nécessitant une grande vigilance.

Un projet porté par le gouvernement ?
L’ensemble des réponses ayant balayé un large spectre des enjeux relatifs à l’État, la seconde question posée par la commission du CDQ se focalise sur le processus de fascisation : est-ce que l’État – ou plutôt le gouvernement – contiendrait un projet « fasciste » qui viserait à une purification de notre société ? Antoine Dubiau rappelle qu’il s’agit d’un débat en cours entre historiens et politistes : peut-on parler de fascisme aujourd’hui ? Le terme a une fonction intéressante car il caractérise quelque chose et peut mobiliser des affects au sein de la mobilisation. Il juge cependant le terme comme assez galvaudé, du fait de son usage politique, notamment à gauche, pour disqualifier/insulter des adversaires politiques. Cet usage pose problème en ce qu’il jette un voile sur le projet politique spécifique que porte le fascisme.

Le fascisme dans une économie mondialisé
Ce projet qu’il qualifie de « régénération nationale » a deux ennemis : un « extérieur » et un « intérieur ». La politique de répression étatique largement évoquée jusqu’alors désigne un « ennemi intérieur », qu’il s’agisse des Juifs au temps des fascismes historiques ou actuellement de l’ensemble gauche-Musulmans-LGBTQ. Le cas de l’ennemi extérieur est quant à lui plus difficile à identifier du fait de la transformation de l’organisation mondiale de l’économie depuis plusieurs décennies. En effet, si par le passé la compétition économique entre nations amenait les bourgeoisies à soutenir les fascistes de leur pays, on constate désormais que la division internationale du travail a brisé une dynamique fondamentale pour les fascismes du XXe siècle. Il en résulte que les capitalistes ne soutiennent plus forcément les fascistes de leur pays, en témoigne la présence de Bernard Arnaud à l’investiture de Trump. On assiste donc à une forme de brouillage géographique sur un plan qui a eu auparavant un rôle très structurant.

Les migrants : un nouvel "ennemi extérieur" ?
Mais alors, est-ce que la question migratoire ne fournirait pas aux fascistes un nouvel ennemi extérieur ? Lumi rappelle que le suprémacisme blanc demeure un fondement de l’idéologie fasciste. On assiste actuellement à des meurtres racistes qui ne sont que timidement condamnés par le gouvernement. (Elle rappelle que sont martelés ces trois i : immigration, insécurité et islam.) La bourgeoisie et le patronat semblent s’accommoder des différentes formes que peut prendre le « privilège blanc » et tendent à diffuser des éléments de langages de l’extrême droite telles que « le grand remplacement » qui est désormais porté par Léa Salamé, et plus seulement Eric Zemmour. Lumi rappelle que la hiérarchisation des personnes est portée de manière bien plus subtile que par le passé : l’extrême droite parle de « cultures qui sont incompatibles », ce qui permet d’attaquer les noirs et les arabes sous couvert de critiquer l’islam. C’est notamment sur ce point qu’on peut démasquer certaines figures médiatiques présentées comme de gauche (Franc Tireur) mais qui tendent à impulser des politiques fascistes.

L’État demeure un élément central
Margaux rappelle qu’en 2014, le gouvernement « de gauche » a mis en place la déchéance de nationalité. Il convient de se poser la question des rapports de force au sein de l’économie (entre salariés et patron), et du rôle central que joue l’État par ses discours, ses législations ou encore sa répression. D’un autre côté, elle soulève le fait que plusieurs éléments caractéristiques des régimes fascistes demeurent absents en France, qu’il s’agisse du culte du chef, de la propagande, des emprisonnements politique de masse ou des éliminations physiques des opposants. Malgré la violence employée, la répression des manifestation se veut « non létale », contrairement à ce qu’on peut observer dans d’autres pays tels que la Turquie.

Travailler sur les représentations du fascisme
Après ces deux tours de table, la parole est donnée au public. La première question porte sur la représentation du fascisme au sein de l’imaginaire populaire. La participante se demande en effet à quel point il est facile pour une personne « lambda » ou peu politisée de se rendre compte du processus de fascisation évoqué. Après avoir appuyé l’affirmation que l’usage récurrent du terme « fascisme » lui a fait perdre de sa valeur/pertinence, elle soulève le fait que l’impact du fascisme de l’entre-deux-guerres sur les imaginaires rend difficile la conception d’un fascisme en dehors de la figure du nazi en uniforme. Afin d’insuffler un peu d’optimisme au tableau qui a été dépeint, quels sont les moyens d’agir sur ces représentations afin de sensibiliser le plus grand nombre au processus de fascisation en cours ? Alfred (VISA69) rappelle que ce chantier repose sur un travail collectif de terrain, d’analyse et de diffusion. Il prend pour exemple la publication d’un ouvrage qui traite de l’expérience des « mairies brunes » qui ont été gagnées par l’extrême droite. Les différents travaux produits par les organisations (syndicales et politiques) et les chercheurs nécessitent un effort de diffusion sur le terrain par les militants, notamment par le biais d’outils de l’éducation populaire. Il insiste donc sur le caractère fondamental de l’organisation collective.

L’objectif des discours discriminatoires portés par l’État
Un autre membre du public demande si on observe une transition entre un État qui porte des discours discriminatoires pour défendre des intérêts structurels et l’arrivée au pouvoir de personnalités telles que Retailleau qui portent des discours ouvertement discriminatoires dans une optique bien plus carriériste ? Pour Antoine Dubiau, il s’agit là d’une dynamique dialectique avec un effet d’entrainement assez difficile à repérer, mais on observe bien un continum. Lumi développe le cas de Gabriel Attal, qui a profité médiatiquement de son interdiction de l’abaya ou, plus récemment, du gouvernement avec le rapport sur les frères musulmans. On observe des stratégies de communication qui, pour des objectifs souvent carriéristes, amplifient et légitiment des discriminations.

Une violence d’État qui ne cible plus seulement les minorités
Une troisième question du public porte sur l’exemple d’un homme blanc cis hétérosexuel qui avance qu’il ne se sent pas individuellement mis en danger par le fascisme mais qui se mobilise néanmoins en défense d’un proche (souvent racisé) bien plus menacé ; quel impact cela a-t-il sur les mouvement d’extrême droite ? Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris la question. Qu’en pensent les intervenants ? Alfred de VISA69 demande si cette personne travaille, si elle aspire à de meilleures conditions de travail, des services publics de qualité, des prestations sociales… Il souligne le fait que l’angle du racisme peut faire oublier que l’extrême droite s’attaque aussi aux libertés politiques et aux droits sociaux. Antoine Dubiau relève que la bascule entre la société néolibérale et le fascisme est devenu bien moins nette du fait des formes de violences étatiques (par exemple les violences policières aux États-Unis) qui se sont intensifiées et systématisées depuis un siècle. Ce continuum est difficile à identifier, notamment pour une personne isolée, car ce basculement prend la forme quantitative d’un changement d’échelle : la violence de l’État ne se contente plus de seulement cibler des minorités, mais une part de la population de plus en plus large. Face à cela, on peut construire des solidarités qui permettent de développer cette conscience du changement d’échelle de l’exercice de ces violences.

À suivre…