SuisseHommage à Claude Cantini, historien autodidacte et militant antifasciste

Militant syndical et antifasciste, historien autodidacte, Claude Cantini (1929-2025) est décédé samedi 20 décembre 2025, à l’âge de 97 ans. Il avait révélé l’existence d’un doctorat honoris causa attribué, en 1937, par l’Université de Lausanne à Benito Mussolini. Il y a une trentaine d’années, nous avions fait sa connaissance autour de la réalisation du rapport annuel du Centre de Recherche, d’Information et de Documentation Antiraciste (CRIDA) sur l’extrême droite et le racisme en Europe. Le site Renversé a fait son portrait, que nous reprenons ici.

Refusant le service militaire en Italie, Claude Cantini, diplômé d’une école d’agronomie, travaille, au début des années 1950, sur des chantiers du Service civil international, en Calabre (illustration du bandeau). Il entre en Suisse clandestinement vers 1953 pour échapper aux poursuites qui frappaient alors les insoumis à l’armée italienne. De 1957 à 1960, il fait partie du groupe qui reprend la publication du Réveil anarchiste – Il Risveglio anarchico avec Pietro Ferrua (1930-2021), comme lui insoumis à l’armée italienne, et Carlo Frigerio (1878-1966). Une fois sa situation administrative régularisée, Claude Cantini se forme en tant qu’infirmier en psychiatrie et déploie, en parallèle à ses activités professionnelles, associatives et syndicales, une intense activité d’historien.

INFIRMIER EN PSYCHIATRIE ET MILITANT SYNDICAL
A deux reprises, Cantini se heurte à la hiérarchie de l’institution psychiatrique, comme il le raconte sous forme de fiction dans une sélection de ses articles paru en 1999 sous le titre Pour une histoire sociale et antifasciste : contributions d’un autodidacte. En avril 1969, tout d’abord, il rédige, avec un collègue, un courrier dénonçant les conditions de travail du personnel soignant de l’hôpital psychiatrique de Cery. Le directeur de l’hôpital, Christian Müller, cherche alors à licencier les deux infirmiers critiques. Il échoue dans cette démarche, mais leur adresse tout de même un avertissement.
Cantini récidive en 1972 en publiant un article intitulé « Répression et psychiatrie ou un siècle de travail à l’hôpital de Cery » dans une revue du Syndicat des services publics. Il y critique des changements qu’il juge trompeurs dans l’organisation du travail à l’hôpital psychiatrique. Pour l’infirmier, l’autoritarisme du XIXe siècle a certes été remplacé par une forme de paternalisme, mais celui-ci exclut aussi bien qu’avant un fonctionnement véritablement démocratique à l’intérieur de l’établissement. Ce genre de critique est intolérable pour la hiérarchie médicale, surtout venant d’un non-médecin. L’administration vaudoise de la santé lui intime alors l’ordre de « s’abstenir dorénavant de tout écrit qui mette en cause la direction de l’hôpital de Cery, ses méthodes thérapeutiques ou ses conceptions administratives » (cité dans Fereira, Maulini et Maugué, L’Homme-bus, p. 210).
Même si, quelques années après l’article de 1972, les institutions psychiatriques romandes traversent une crise majeure, ce n’est pas sur le terrain de leur critique que Claude Cantini jouera ses meilleures cartes. Antifasciste convaincu, Cantini s’interroge sur la porosité des élites helvétiques avec l’idéologie mussolinienne. D’une manière presque ingénue, il lève le voile sur les compromissions de la bourgeoisie lausannoise pendant l’entre-deux-guerres que jusqu’à lui personne ne voulait dire.

LE DOCTORAT HONORIS CAUSA DE BENITO MUSSOLINI
Sans espoir de professionnalisation académique en tant qu’historien et sans liens avec cette bourgeoisie locale, Cantini peut écrire librement et en pionnier sur le fascisme vaudois. En 1976, quand paraît sa brochure sur le fascisme italien à Lausanne, presque personne ne parle des rapports entre bourgeoisie suisse et fascisme. Une thèse de doctorat de l’historienne libérale Katharina Spinder (1976) examine la présence du fascisme italien en Suisse, mais sa portée chronologique s’arrête en 1930. Sous l’influence d’« historiens » comme Georges André Chevallaz qui est alors au faîte de sa gloire, la Suisse vit dans l’illusion que sa bourgeoisie n’a pas connu la tentation fasciste. Dans Le fascisme italien à Lausanne 1920-1943, Cantini démontre tranquillement le contraire en partant d’un cas très spécifique, celui de Lausanne.
C’est dans le cadre des recherches pour la publication de cette brochure que Cantini découvre l’existence d’un doctorat honoris causa attribué par l’Université de Lausanne à Benito Mussolini en 1937, c’est-à-dire à un moment où nul ne pouvait ignorer les exactions perpétrées par le régime du dictateur italien. Claude Cantini demande l’autorisation de consulter les archives des débats sur l’attribution de ce titre au sein du corps professoral. Elle lui est refusée par le rectorat qui estime que « la publication des documents de ce dossier est prématurée » (cité dans Le fascisme italien à Lausanne, 1976, p. 69). Les autorités universitaires affirment également qu’un professeur s’est réservé le droit de publier une étude sur ces documents, ce qui s’avérera par la suite un pur mensonge.
En 1987, à l’occasion des cinquante ans de l’attribution du doctorat et des quatre cent cinquante ans de l’Université de Lausanne, celle-ci décide que le moment est venu de publier les archives de l’attribution du doctorat honoris causa à Mussolini. 108 pièces sont publiées dans un volume intitulé Matériaux pour servir à l’histoire du Doctorat H.C. décerné à Benito Mussolini en 1937. Dans ce pompeux volume, le travail pionnier de Claude Cantini n’est pas mentionné une seule fois, y compris dans l’« orientation bibliographique » en fin de volume.
Simultanément, un comité promeut une pétition demandant, outre la publication des pièces du dossier, la reconnaissance de « du caractère non fondé, du point de vue scientifique et académique, de l’octroi d’un tel titre » et son annulation. Des demandes qui demeureront lettres mortes jusqu’à aujourd’hui.
En 2022, un Groupe de travail rend en effet un rapport qui mentionne cette fois-ci le travail de Cantini, mais qui juge inapproprié, voire contre-productif, une annulation rétrospective du titre décerné. Tant dans les Matériaux pour servir… de 1987 que dans le Rapport du Groupe de travail de 2022, l’Université de Lausanne se montre incapable de se saisir de la question centrale, c’est-à-dire celle de l’instrumentalisation de l’université comme lieu de savoir et de production scientifique pour les besoins politiques de la bourgeoisie. Une question qui reste pourtant tout à fait actuelle.
Sur recommandation du Groupe de travail, un colloque historique est néanmoins organisé, en 2024, qui fait une place importante à la question de la porosité de la bourgeoisie vaudoise au fascisme, enrichissant la perspective formulée cinquante ans plus tôt par l’historien autodidacte.
Convaincu que le fascisme trouve les conditions favorables de son développement dans la proximité entre bourgeoisie et extrême-droite, Cantini poursuit son travail de documentation sur le fascisme local dans un volume qui paraît en 1992 aux éditions d’en bas : Les ultras. Extrême droite et droite extrême en Suisse, les mouvements et la presse de 1921 à 1991. Ce livre constitue toujours une source utile pour percevoir les continuités entre fascisme historique et résurgences contemporaines. La collecte documentaire réalisée pour l’écriture de ce livre est désormais conservée et librement accessible aux Archives cantonales vaudoises.

HISTOIRE D’EN BAS
Si l’histoire du fascisme vaudois et le cas spécifique du doctorat honoris causa de Benito Mussolini constituent sans doute la part la plus connue de l’œuvre historique de Cantini, elles n’en sont en réalité par vraiment représentatives. Militant syndical et associatif, l’historien a surtout produit de courts textes qu’on peut séparer en deux catégories : d’une part, des articles de vulgarisation de questions historiques ; d’autre part, de courts travaux d’histoire locale.
Il destinait les premiers à la presse syndicale ou associative, en particulier Services publics, l’organe du Syndicat suisse des services publics. C’est ainsi, comme le note Charles Heimberg dans son introduction à Pour une histoire sociale et antifasciste, qu’il présente à ses camarades syndiqué·es la Grève générale de 1918 à l’occasion du cinquantenaire de l’événement, alors que les premiers travaux académiques venaient à peine d’être publiés. Dans la même veine, Cantini publiera dans Agorà, l’hebdomadaire d’information politique et culturelle des Colonies libres italiennes en Suisse, une série de portraits de « figures de l’antifascisme italien en Suisse ».
Quant aux travaux d’histoire locale, Cantini les publie partout où il peut. Il se spécialise dans l’histoire de sa commune de résidence, Forel Lavaux, et contribue fréquemment aux journaux locaux. Il tient ainsi une chronique intitulée « Miettes d’histoire » dans Vivre à Forel et contribue également au Courrier de Lavaux-Oron-Jorat. C’est l’attention à l’histoire des gens réputés sans histoire qui relie ces travaux d’histoire locale au reste de la production de Cantini. En arpentant ce territoire, il exhume des mouvements sociaux qui passent sous les radars des synthèses d’histoire du mouvement ouvrier. En ce sens, sa démarche est proche de celle des « History workshop » de l’historien britannique Raphael Samuel mais, faute de groupe similaire en Suisse, il la conduit en solitaire.

On trouve une grande partie des archives de Claude Cantini aux Archives cantonales vaudoises où elles sont librement accessibles. Elles contiennent autant de la documentation récoltée pour ses innombrables écrits que de la correspondance suscitée par ceux-ci. Une plus petite partie, regardant directement ses liens avec le mouvement anarchiste, est conservée au CIRA.

Claude Cantini nous a quitté samedi 20 décembre 2025. Son interprétation du fascisme selon laquelle celui-ci « ne tombe pas du ciel, mais est toujours une évolution de positions nationalistes et réactionnaires » demeure malheureusement d’une brûlante actualité.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
• « La grève générale de 1918 dans son contexte économique et politique », in : Services publics septembre-octobre 1968, n° 36-43.
• « Répression et psychiatrie ou un siècle de travail à l’hôpital de Cery », in : Psychiatrie pratique, 1972, n° 2, 3, 4.
Le fascisme italien à Lausanne : 1920-1943, Cedips, 1976.
Le colonel fasciste suisse, Arthur Fonjallaz, Pierre-Marcel Favre éd., 1983.
L’Église nationale vaudoise et le fascisme : épisodes et prolongements, Cedips, 1986.
• « La presse ouvrière et socialiste en Suisse romande des origines à 1914 », in : Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, n° 5, 1988, pp. 247–254.
Les Ultras : extrême droite et droite extrême en Suisse, les mouvements et la presse de 1921 à 1991, éditions d’en bas, 1992.
• « La police vaudoise et les “subversifs” : 1890-1915 », in : Cent ans de police politique en Suisse, éd. d’en bas, 1992, pp. 81-102.
Pour une histoire sociale et antifasciste : contributions d’un autodidacte, textes choisis et présentés par Charles Heimberg, éd. d’en bas, 1999.
• avec Jérôme Pedroletti et Geneviève Heller, Histoires infirmières : Hôpital de Cery sur Lausanne, 1940-1990, éditions d’en bas, 2000.
• « Comment je suis devenu "historien" », Atelier H., Ego-histoires : écrire l’histoire en Suisse romande, Alphil, 2003, pp. 173-182.
• « L’histoire d’en bas. Propos de Claude Cantini recueillis par Michel Busch », in : Luttes au pied de la lettre, 1976‑2006, éditions d’en bas, 2006.

A PROPOS DE CLAUDE CANTINI
• Charles Heimberg, « La passion citoyenne d’un historien autodidacte », in : Pour une histoire sociale et antifasciste : contributions d’un autodidacte, textes choisis et présentés par Charles Heimberg, éd. d’en bas, 1999, pp. 9-15
• Marianne Enckell, « Les archives Cantini au CIRA : hypothèse sur une vieille amitié », in : Pour une histoire sociale et antifasciste : contributions d’un autodidacte, textes choisis et présentés par Charles Heimberg, éd. d’en bas, 1999, pp. 269-271.
• Cristina Ferreira, Sandrine Maulini, Ludovic Maugué, « Les ennuis de l’infirmier Claude Cantini en pays vaudois », in : L’homme-bus : histoire des controverses psychiatriques en Suisse romande 1960-1980, Georg, 2020, pp. 206-213.

Source: Renversé