Panique moraleFachorama : polémique la police !

Depuis plus de 13 ans, notre collectif propose toute une panoplie d’outils antifascistes : cartes, schémas, chronologies, infographies diverses, livres, traductions et… jeux de société. Or, pour des raisons qui nous échappent, c’est cette dernière catégorie qui fait l’objet d’une attention particulière des syndicats de police qui, à chaque fois, demandent le retrait de leur commercialisation. Il y a deux ans, c’était Antifa le Jeu, cette année, c’est donc au tour de Fachorama.

Avant de revenir en détail sur le déroulé de cette panique morale savamment orchestrée, rappelons quand même ce que contient réellement le jeu. Sur les 40 cartes du jeu, deux concernent la police, intitulées respectivement « Flic raciste de la BAC » et « Flic raciste dans les CRS », chaque carte étant accompagné d’un texte descriptif, au ton caustique mais au contenu factuel.

En effet, le Conseil d’État lui-même a reconnu l’existence des contrôles au faciès, une pratique pour laquelle la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en juin dernier. Pour ce qui est des violences en manifestations, il suffit d’évoquer le mouvement des Gilets jaunes, comme cet exemple à Marseille et les centaines de vidéos de manifestant·es tabassés accessibles en deux clics. Concernant le racisme d’État, plusieurs sociologues en ont établi clairement l’existence, comme on peut le lire ici ou , par exemple.

Des fachos dans la police ? Maiiiiiiiis non, pas possible !

Enfin, il est bien précisé que ces « flics racistes » ne sont pas tous les flics, mais qu’ils font partie des « 60% de policiers qui votent à l’extrême droite », des chiffres en-deçà de la réalité puisqu’une enquête du Cevipof datée de 2024 nous apprend qu’au second tour des dernières législatives, en 2024, le vote policier pour le RN était de… 67%, le score le plus élevé, et de loin, de toute la fonction publique.
Selon Médiapart, en 2017, le syndicat Alliance, majoritaire dans la police, déclarait par la voix de son délégué général, Stanislas Gaudon, que « le programme de Marine Le Pen tombe dans ses revendications et répond aux policiers qu’il représente ».

Et pourtant…

Lundi 1er décembre, sur son compte officiel sur X, le syndicat d’extrême droite Alliance Police Nationale annonce à 13h12, heu non pardon à 15h12, qu’il demande « à tous les distributeurs de retirer ce jeu de leurs catalogues virtuels et magasins », car notre jeu serait « une insulte lancée contre nos collègues — caricatures, amalgames, haine. ».

La syntaxe est approximative, mais le message est clair, et la nature diffamatoire des propos à notre égard patente, comme on l’a montré ci-dessus. Étonnant aussi quand on repense aux propos tenus par Fabien Vanhemelryck en 2024, qui n’hésitait pas à dire que les policiers en avaient « marre des raclures, des nuisibles, des jeunes d’origine étrangère dans les quartiers populaires [...] qui font chier et qui ne sont jamais sanctionnés » : pas exactement un message d’amour et de tolérance ! D’autant moins que le mot « nuisibles » faisait écho à des déclarations faites un an plus tôt au moment de la mort de Naël dans un communiqué d’Alliance : « Face à ces hordes sauvages, demander le calme ne suffit plus, il faut l’imposer ! L’heure n’est pas à l’action syndicale mais au combat contre ces "nuisibles" !  » Que de l’amour, on vous dit !
L’UNSA Police (co-signataire du communiqué que l’on vient d’évoquer) aussi a réagi, de façon plus mesurée. Son secrétaire général Thierry Clair, sur BFMTV, a quand même accusé Fachorama de "porter atteinte à l’honneur de la police" et de "distendre le lien police / Population" : mais ce sont les flics racistes et violents qui en sont responsables, davantage que nos cartes qui justement, dénoncent ces comportements au sein de la police.

On s’en souvient, en 2022, le SCPN, un syndicat de commissaires de police, avait fait la même chose auprès de la Fnac à propos de notre précédente création, « Antifa le Jeu », avec le succès que l’on sait. À l’époque déjà, Alliance s’était également insurgé par la voix de son secrétaire David-Olivier Reverdy qui avait déclaré sur CNews : « c’est l’école du crime, c’est inciter les jeunes de tout âge à devenir des ultragauchistes patentés pour s’en prendre aux forces de l’ordre.  (…) Distribuer ce jeu à l’intention de tout le monde est extrêmement dangereux. » Dans les deux cas, les syndicats policiers ont ouvert leur bouche, mais visiblement sans avoir ouvert la boîte.

Le lendemain, on apprend par Europe 1, radio du groupe Bolloré, qu’une plainte aurait été déposée par le ministre de l’intérieur Laurent Nuñez.

Contre qui ? Pour quel motif ? Ce n’est pas précisé. Et pour cause, l’essentiel n’est pas là : il s’agit pour le nouveau ministre d’afficher son soutien indéfectible au syndicat Alliance et de donner du crédit à leur jérémiades. En février dernier, Nuñez, alors encore préfet, était déjà venu soutenir le syndicat lors d’une manifestation devant l’Assemblée nationale… Bref.

L’information est reprise par la presse nationale et régionale, et comme pour Antifa le Jeu, cette déclaration va enflammer les réseaux sociaux et avoir les mêmes conséquences : choqué·es par l’outrance de la démarche, des centaines de messages appellent à nous soutenir, certains, sur TikTok, sont likés des centaines de milliers de fois, et les messages pro-police ou d’extrême droite se font systématiquement ratio [1].

Mention spéciale au Figaro qui se targue d’avoir testé le jeu, mais qui est incapable d’en écrire le nom correctement !

Dans le même temps, des milliers de personnes commandent le jeu, qui va très rapidement se trouver en rupture de stock. Sur le site de Libertalia, c’est une commande par minute environ, et très vite les éditions décident de bloquer les commandes, afin de ne pas se retrouver avec des centaines de commandes à préparer et elles renvoient vers les dizaines de librairies qui diffusent elles aussi le jeu. Peine perdue : à défaut de Fachorama, les gens commandent Antifa le jeu, qui s’écoule lui aussi à plusieurs milliers d’exemplaires, et finit par être épuisé lui aussi…

Quinze jours auparavant, mais dans l’indifférence générale, le 15 novembre, le site Tribune chrétienne, média de l’association « La Petite Voie de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus » avait tenté de créer une panique morale autour de Fachorama, en le qualifiant cette fois d’« anti-chrétien » au prétexte qu’il y avait une carte représentant une anti-IVG.

On a pu récemment entendre (en particulier sur Europe 1) son responsable, Philippe Marie, défendre la présence des crèches dans l’espace public, ou encore s’insurger contre la défense du port du voile par l’évêque du Puy. Mais Marie a dû se contenter de prêcher dans le désert. Le site d’extrême droite Boulevard Voltaire a été le seul à avoir relayé la démarche, estimant que « ce sont les catholiques qui pourraient (pour ne pas dire devraient) se lever contre ce groupuscule de militants d’ultra-gauche  ».

Car faf échaudé craint l’eau froide : bien qu’elles soient les premières concernées, pas une personnalité d’extrême droite n’a pris le risque de s’exprimer sur Fachorama, afin de ne pas reproduire ce qui s’était passé avec Antifa le Jeu, à savoir assurer, à leur frais, la promotion du jeu. Même pour défendre la police, sur ce coup-là, l’ensemble de la fachosphère, pourtant toujours prompte à tout commenter, a bien fermé sa gueule, ce qui nous a fait des vacances. A deux exceptions près :
 l’ex conseiller de Zemmour Antoine Diers, « grande gueule » mais petits bras, qui, à l’instar de Grégoire de Fournas, a dit n’importe quoi sur RMC, imaginant dans Fachorama des « appels à la violence » qui n’y sont évidemment pas, une élucubration qu’on imputera à son trauma d’une mauvaise rencontre il y a plus de dix ans sur un campus qu’il évoque dans la vidéo ;
 Valérie Pécresse, qui est, à notre connaissance, la seule personnalité politique à avoir déclaré publiquement qu’il fallait faire interdire le jeu, une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de la porosité toujours plus grande entre droite et extrême droite.

Dans l’attente des suites éventuelles d’une plainte à laquelle on ne sait pas encore si le parquet décidera de donner suite, quels enseignements tirer de cette petite polémique ?
D’abord, ce qui se joue autour de cette panique morale, ce n’est pas tant l’avenir de notre jeu, mais bien de savoir si, en France, il est encore possible ou bien interdit d’évoquer la réalité des violences policières et du racisme dans la police. Des députés LFI, un humoriste, et sûrement d’autres en ont déjà fait les frais en étant visés eux aussi par des plaintes émanant de la place Beauvau.
Ensuite, les paniques morales lancées par les médias d’extrême droite reposent toujours sur un mensonge présenté comme une vérité. Les journalistes de Bolloré semblent n’avoir même pris la peine d’acheter le jeu pour voir ce qu’il contient : il n’a été qu’un prétexte à répéter, ad nauseam, leur sempiternelle sur la violence des antifas qui sont, comme chacun sait, les « vrais fascistes »… Mais on sait bien, à l’extrême droite, qu’un mensonge répété mille fois finit par devenir une vérité.
Enfin, et c’est ce qu’on en retiendra en priorité, les antifascistes peuvent toujours compter, dans la tourmente, sur le soutien de milliers de personnes, que ce soit par leurs innombrables messages de soutien sur les réseaux ou par les milliers de jeux antifascistes achetés et offerts cette année encore, et dont les droits d’auteur serviront au financement de divers projets antifascistes et antiracistes ou pour lutter contre la répression, comme cela avait déjà été le cas avec Antifa le Jeu. Que toutes et tous en soient ici chaleureusement remercié·es !

La Horde

Notes

[1Se faire ratio signifie, sur les réseaux sociaux, qu’un commentaire hostile à une publication obtient plus de "like" que la publication elle-même.